La thématique du climat social est un vaste fourre-tout dont le vocabulaire s’est étoffé au fil des décennies et des évolutions socioéconomiques : conditions de travail, risques liés à la sécurité, qualité des relations sociales, motivation et engagement des salariés... Dans ces domaines, les dysfonctionnements sont source de désorganisation, coûtent cher (coût financier et coût humain), et dégradent l’image de l’entreprise : accidents, absentéisme, TMS [1], RPS [2], turnover, désengagement des salariés et dégradation de la qualité, ... La liste est longue et s’allonge sans cesse, sans que personne n’ait trouvé pour l’instant la formule magique garantissant l’épanouissement au travail pour tous !
Le domaine est investi par de très nombreux acteurs : l’état, les organisations syndicales, les cabinets de consultants (spécialistes en ergonomie, en sécurité, en psychosociologie du travail, en management...), les assureurs, les spécialistes de la data et du SIRH, les chercheurs et universitaires, et aussi les marchands de « bonheur au travail » (sur ce dernier point, le lecteur sent poindre l’ironie ...qui n’engage bien sûr que l’auteur de ce texte !).
Sujet sérieux, sujet complexe. Mais la dimension « humaine » ne doit pas faire oublier la nécessaire rigueur dans l’approche des problématiques. Professionnel de la mesure, le contrôleur de gestion sociale est impliqué bien sûr. Pas pour prendre des décisions, ce n’est pas son rôle... mais pour contribuer aux analyses et pour mettre en place le système d’alerte. Dans son approche de la mesure du climat social, il doit intégrer trois finalités :
Finalité1. Le respect de la loi : les conditions de travail et les relations sociales sont encadrées par le Code du Travail, et font l’objet de réglementations, de dispositifs de contrôle, et de pénalités éventuelles... Préserver la santé et la sécurité des salariés est une obligation légale pour l’employeur qui doit assurer des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité, des actions de formation et d’information, mettre en place des moyens adaptés (équipements, horaires...), évaluer les risques, respecter des normes diverses selon les secteurs... Le reporting légal (notamment la BDES) comprend de nombreux chapitres consacrés aux conditions de travail, aux risques sociaux et aux dysfonctionnements sociaux. Toutes ces données sont fiabilisées et alimentées par le contrôle de gestion sociale qui doit jouer un rôle d’alerte.
Finalité 2. La responsabilité sociale [3] (la RSE) : les salariés sont des parties prenantes clés pour l’entreprise. Une entreprise « responsable » se préoccupe des impacts de ses actions et décisions sur ses parties prenantes. Image sociale de la marque employeur...mais aussi éthique, et « matérialité » des enjeux sociaux : la considération que l’entreprise manifeste à travers ses actions au profit de ses salariés peut être un moteur du modèle économique. Là encore, au-delà de la loi, au-delà des « bonnes pratiques » communes et universelles, il est important de définir ce qui représente un enjeu clé de responsabilité sociale dans le secteur d’activité de l’entreprise : sécurité ? Employabilité ? Diversité ? Quels sont les objectifs de Développement Durable (parmi les 17 objectifs de Développement Durable de l’ONU à l’horizon 2030) que l’entreprise a choisi de prioriser ? Ces choix stratégiques, parfois exprimés dans les statuts et la « raison d’être », seront repris dans le modèle d’affaires et explicités dans la DPEF (Déclaration de Performance Extra Financière) que le contrôleur de gestion sociale sera (parfois) amené à compléter. Il lui faut donc bien intégrer la démarche RSE spécifique de l’entreprise et organiser le système d’alerte et de mesure en conséquence.
Finalité 3. Un levier de performance : Les dysfonctionnements (absentéisme, démissions...) coûtent cher. Les éviter permet donc d’améliorer la performance financière. Au coût « monétaire » s’ajoute évidemment le coût humain et social dont les impacts peuvent se prolonger sur de longues périodes (après un grave accident par exemple), à la fois pour l’entreprise, et pour les personnes. Par ailleurs, de nombreux travaux de recherche ont mis en évidence des corrélations entre les bonnes pratiques RH, la motivation des salariés, leur performance, et les performances financières. Nous ne les détaillerons pas ici [4], mais nous soulignons le rôle que peut jouer le contrôle de gestion sociale : évaluer les coûts des dysfonctionnements, et mesurer le retour sur investissement (le ROI) des actions destinées à améliorer les conditions de travail.
Dans cet exercice de mesure, le contrôle de gestion fait face à une difficulté : il est beaucoup plus facile de mesurer le négatif (les indicateurs classiques de dysfonctionnement sur l’absentéisme, le turnover, l’accidentologie...) que le positif (la motivation et l’engagement des salariés). Ce dernier univers est celui du qualitatif, il nécessite de disposer de bases minimales (mais sérieuses) de connaissances en socio-psychologie du travail, ce qui n’est pas souvent le cas dans ce métier.
A défaut, le risque est de ne pas percevoir les biais dans les analyses de données, de se livrer à des conclusions empruntes de préjugés. Autre risque : céder aux sirènes des outils magiques prétendant mesurer l’engagement et le « bonheur » des salariés, sans réelle garantie de rigueur scientifique...
[1] TMS : trouble musculo-squelettique
[2] RPS : risques psycho-sociaux
[3] Sur le thème de la RSE : voir notre rubrique spécifique.
[4] Voir rubrique sur la « Performance » dans ce site, et d’une manière générale les travaux sur le capital humain et la création de valeur immatérielle.
Notre objectif est de cartographier les risques sociaux dans le contexte de l’activité de l’entreprise, et de construire un système d’alerte qui permettra d’agir sur les causes, et d’être réactif. Quel que soit la typologie de risque (sécurité, absentéisme, démissions, désengagement...), la méthodologie peut suivre le schéma suivant.
Reprenons les différentes étapes :
Etape 1. Définir : Préciser la nature et le périmètre de ce que l’on veut piloter, et préciser l'objectif du pilotage (type de problème ou d’évènement, population concernée...)
Il est important de cadrer la mesure, ou de définir les objectifs de l’étude : de quoi et de qui veut-on parler ? Que veut-on précisément piloter ? Dans ces domaines, les statistiques et benchmarks sont légion. Il faut donc s’assurer qu’on parle de choses comparables. Il faut donc définir :
La formalisation du cadrage et les objectifs du pilotage ou de l’étude, sont à co-construire avec toutes les parties prenantes impliquées : DRH, managers, directions, acteurs de santé de l’entreprise, CSE...). Le contrôleur de gestion doit ici répondre aux préoccupations concrètes dans le contexte de l’entreprise.
Etape 2. Mesurer : Sélectionner quelques indicateurs clés, et les définir avec précision.
Les indicateurs potentiels sur ces sujets sont potentiellement très nombreux. Dans notre document téléchargeable depuis ce site, nous en avons recensé plus de quarante ! Et encore...nous n’avons pas tenté de proposer une mesure de la satisfaction, de la motivation ou du bonheur, nous avons limité le périmètre aux indicateurs factuels et mesurables sur des éléments objectifs liés aux dysfonctionnements sociaux (par exemple : taux de fréquence des accidents, taux d’absentéisme...).
Inutile donc de les lister à nouveau ici. Un certain nombre d’entre eux sont obligatoirement à diffuser dans les reportings légaux (BDES...), mais il est utile de sélectionner ceux qui feront l’objet d’une vigilance accrue dans le contexte de l’entreprise. Ces KPI seront intégrés dans les tableaux de bord de pilotage.
Trois remarques à ce sujet :
A noter : dans son baromètre 2018, Ayming estimait que « 1 point d’absentéisme (1%) coûterait environ 1,8% de la masse salariale ». C’est bien sûr une moyenne, à adapter en fonction du contexte de l’entreprise. Mais l’ordre de grandeur me semble cohérent avec mes propres observations sur le terrain. Et c’est considérable...
Que faire des chiffres obtenus ? La constatation d’un taux global (turnover, absentéisme, accidents...) au niveau de l’entreprise n’est pas suffisante pour pouvoir piloter efficacement.
Un taux moyen global qui se dégrade doit être expliqué : d'où vient le problème ? Mais attention : un taux moyen satisfaisant peut marquer des disparités : le système doit pouvoir alerter sur des dégradations inquiétantes dans certaines zones de l’organisation.
Etape 3. Identifier : Cartographier selon différents critères le phénomène étudié (quelle partie de la population est particulièrement impactée ?)
A ce stade, il faut plonger en profondeur dans les données pour identifier des correspondances éventuelles entre les phénomènes « indésirables » (absences, démissions, accidents) et plusieurs axes, qui peuvent être indépendants ou liés entre eux :
Les outils de Data Analytics, et parfois d’intelligence artificielle, sont de plus en plus utilisés pour effectuer ces analyses statistiques. D’autant plus que si certaines données sont structurées, et intégrées dans le SIRH, d’autres sont déstructurées et plus difficiles à appréhender (sur les réseaux sociaux par exemple).
L’objectif est évidemment de pouvoir valider des corrélations et de s’y appuyer pour aller vers du prédictif : quels sont les facteurs qui favorisent l’absentéisme ? Quels salariés risquent de démissionner ? Quelles sont les organisations de planning qui favorisent le plus les accidents ?
Le croisement de toutes ces variables nécessite une bonne rigueur statistique pour ne pas conclure trop vite et trop facilement à des liens de causes à effets (du genre : les jeunes ceci, les séniors cela...). Les préjugés sont un peu trop souvent exprimés à ce stade...
Les statistiques permettent ainsi de répondre à la question : qui ? Où ? Quand ? .... mais elles ne répondent pas à la question du « pourquoi » ? L’analyse des causes nécessite, en complément, une approche qualitative.
Etape 4. Expliquer : Analyser les causes des dysfonctionnements
Lorsque les analyses statistiques ont mis en évidence et localisé des dysfonctionnements, il faut en déterminer les causes.
La cartographie a localisé les problèmes mais elle n’explique pas. Le climat social, la motivation et l’engagement des salariés ne se laissent pas enfermer dans des cases prêtes à l’emploi. Dans ces domaines, les facteurs sont multiples et les éléments s’enchevêtrent : le comportement humain n’est pour l’instant pas modélisable (et heureusement) ...
A ce stade, le contrôleur de gestion qui pouvait gérer seul (bien formé et avec les bons outils...) les analyses statistiques, doit s’extraire des tableaux de chiffres et développer une approche qualitative, en allant sur le terrain. Il ne peut le faire seul. Il faudra probablement associer selon les cas : les managers, les représentants des salariés (CSE...), parfois la médecine du travail. Un baromètre de climat social pourra être utile pour recueillir l’avis des salariés. Ces analyses qualitatives nécessitent de recourir à des compétences multiples : management, psychosociologie du travail, analyses de pratiques, techniques de management de la qualité...
Plusieurs types de causes peuvent être recherchés. On pourra mettre en évidence :
Des causes personnelles ou individuelles : elles pourront nécessiter d’adapter les postes de travail des salariés concernés, ou de les faire évoluer.
Des causes collectives liées à la situation de travail : il s’agira de prévenir les risques physiques et les risques mentaux (RPS) des équipes.
Des causes liées aux évolutions sociétales : les attentes des salariés évoluent au fil des années et des décennies, et il peut s’avérer nécessaire de modifier les pratiques RH et les pratiques de management. On est là sur des tendances de long terme, qui nécessitent d’être validées et confirmées dans le temps.
Des causes issues de facteurs conjoncturels extérieurs, qui nécessiteront de s’adapter pour conserver son capital humain en bonne santé, compétent et motivé : variabilité des marchés de l’emploi, crises diverses... En 2020, l’épidémie du Covid 19 a ainsi parfois mis en évidence une difficulté à relancer la motivation des salariés stressés par le contexte sanitaire et les mois de confinement en télétravail.
Donc le plus souvent, hormis dans le cas d’un escalier mal conçu qui génère des chutes à répétition... il n’y a pas de cause simple et unique à une perturbation sociale !
Or assez souvent...cette étape est négligée. Pourtant, les actions à mettre en place doivent remédier aux causes et aux facteurs qui ont généré les problèmes...sinon elles ne seront pas suivies d’effets !
Etape 5. Agir : Travailler sur les causes pour remédier aux problèmes
Les décisions d’actions ne sont pas du ressort du contrôle de gestion. Celui-ci peut à ce stade seulement jouer un rôle de conseil (mais il n’est pas nécessairement le plus pertinent sur cette dimension précise), et le rôle d’évaluateur. Car dans certains cas, il faudra peut-être investir : améliorer les conditions de travail, revoir la politique de rémunération... Et tout cela devra être chiffré.
Les actions dépendent donc des causes. Elles sont potentiellement très nombreuses. Et puisqu’un schéma vaut mieux qu’un long discours...voici quelques-unes des pistes à explorer dans les problématiques d’absentéisme, en fonction des circonstances et des causes.
Trois points nous semblent fondamentaux :
Bien sûr, le contrôleur de gestion n’est pas un expert de ces questions managériales, mais un minimum de culture générale dans ces domaines lui permettra de prendre un peu de recul par rapport aux chiffres, et l’aidera à poser des questions.
Etape 6. Evaluer : Mesurer le retour sur investissement des actions
Agir c’est bien...mais il faut pouvoir en apprécier le résultat ! L’important est de bien définir les attentes, et de mesurer autant le qualitatif que le quantitatif. Nous développerons ces notions dans la rubrique "Coûts, investissements et ROI social".
En conclusion : la mesure qualitative du capital humain portant sur le climat social et la motivation nécessite à la fois une grande rigueur méthodologique, des outils, et des compétences multiples (statistiques, mais aussi sciences humaines...).
[1] Fiche pratique de calcul sur ce site, bientôt disponible.
Nous quittons là le champ de la méthodologie pour celui de la prospective... nous n’avons pas la prétention de prédire l’avenir bien sûr ! Mais il nous semble que la mesure sur ces facteurs de risques sociaux devra intégrer au moins ces trois axes :
Axe 1 : Les évolutions des métiers et des méthodes de travail génèrent-elles de nouveaux risques ?
Les tâches pénibles et dangereuses pourront être soulagées par les robots ou les dispositifs d’assistance physique. Mais ceux-ci peuvent aussi générer de nouvelles contraintes physiques ou mentales (charge cognitive) qu’il faudra mettre en évidence. Voir les travaux de l’INRS à ce sujet.
Parallèlement les modifications dans les organisations de travail peuvent avoir des impacts sur la santé des salariés. Par exemple si le télétravail se développe, de nouvelles sources de stress peuvent apparaître et le management devra se réinventer (nombreuses conférences, master class et formations sur le sujet depuis le printemps 2020...).
Axe 2 : Plus d’outils de de mesure...
Les outils permettent de croiser des grandes quantités de données sur de nombreux axes d’analyse, de s’aventurer dans le domaine du prédictif... Pour les métiers du contrôle de gestion ou du « performance management », c’est une formidable opportunité : gagner du temps sur la production et pouvoir comprendre et analyser les données, donner du sens aux chiffres... mais comment ne pas jouer aux apprentis sorciers ? Comment échapper aux préjugés et aux raccourcis simplistes ? Et peut-on vraiment tout mesurer dans ces domaines du capital immatériel ? La motivation et l’engagement ne se laissent pas aussi facilement compter que les jours de formation...
L’esprit critique est donc de rigueur, mais comment le développer ?
Axe 3 : La qualité du travail : un champ à investir
Pour de nombreux experts du sujet (sociologues du travail), la qualité du travail est plus importante que la qualité de vie au travail. Savoir pourquoi on travaille, comprendre la finalité et y adhérer, pouvoir être satisfait de la qualité de son travail et de son impact (absence de conflits de valeurs)...tout cela est fondamental.
Pour les contrôleurs de gestion, cette qualité du travail peut signifier très concrètement sortir de temps en temps des données chiffrées, pour aller sur le terrain et comprendre ce qu’est la réalité du travail au sein de leur entreprise : quels sont les métiers ? Les contextes de travail de leurs collègues ? Leurs réussites, leurs difficultés, leurs besoins ?
Les chiffres n’ont de sens que par rapport à une réalité humaine. Et donc à mon avis, une piste de progrès dans ce domaine du risque social, c’est une meilleure connaissance de la réalité du travail, très concrètement sur le terrain.