Les Ressources Humaines sont classiquement présentées comme une fonction « support », et à ce titre considérées comme un centre de coûts dans les analyses de gestion. Elles se revendiquent pourtant centre de « création de valeur » : le capital humain est une variable clé du capital immatériel de l’entreprise : recruter, former, améliorer les conditions de travail, toutes ces actions constituent un investissement pour le futur. Les coûts d’aujourd’hui pourront faire la richesse de demain…mais comment le démontrer ?
Le calcul du ROI (Return On Investment ou « retour sur investissement »), initialement dans la sémantique financière, a envahi toutes les dimensions de l’entreprise. Comment mettre en évidence ce fameux ROI dans le domaine social ? Faute de vision et de méthodologie, ce calcul du ROI et des KPI associés s’apparente à la quête du Graal : mythique et mystérieux, essentiel mais insaisissable…
En conséquence, les directions des ressources humaines peinent parfois à légitimer leurs projets et doivent justifier leurs actions, dont l’impact à court terme apparaît surtout comme une menace pour l’EBITDA et la trésorerie.
Comment en pratique s’emparer du sujet ?
Lorsqu’il s’agit de lancer un projet RH, la question du coût est souvent un élément essentiel de la décision. L’externalisation d’un process (par exemple la paie, le recrutement, la gestion administrative de la formation…) amène très vite à comparer les coûts externes, et les coûts internes. Or cette démarche nécessite une grande rigueur et un partage des méthodes d’analyses de gestion avec la finance. Lorsqu’on souhaite calculer le coût d’un process il faut s’entendre sur :
Dans cette démarche, deux points sont particulièrement importants :
[1] Sur ces sujets, qui ont généré d’innombrables débats parmi les experts en contrôle de gestion, nous proposerons prochainement quelques fiches pratiques méthodologiques .
Il est important de co-construire, avec la finance et les managers, une maquette d’évaluation des coûts cachés c’est-à-dire les coûts liés aux « dysfonctionnements sociaux » : absentéisme, problèmes de sécurité et de santé au travail, désengagement des salariés, turnover, problèmes de qualité…
Certains surcoûts sont bien visibles dans la comptabilité, et clairement identifiables : par exemple, les charges d’interim liées au remplacement des absents.
D’autres coûts sont présents dans la comptabilité mais plus difficile à mettre en évidence, nécessitant de recourir à un calcul ou à un SI extra-comptable : par exemple, les défauts en production, le temps passé à gérer les perturbations.
D’autres encore sont des coûts d’opportunité : le Chiffre d’Affaires qu’on n’a pas pu réaliser et qui ne se trouve évidemment pas dans la comptabilité), les projets de long terme qu’on n’a pas pu conduire.
Enfin, certains coûts sont diffus et générés sur le long terme, très difficiles à mettre en évidence, et pourtant capitaux :
Là encore , pas de modèle universel : les méthodes et calculs sont à adapter au contexte. On pourra toutefois s’inspirer avec profit de la matrice d’analyse d’ISEOR (H.Savall) qui distingue : les sursalaires, les surtemps, les surconsommations, la non-production, et la non-création de potentiel. Pour l’absentéisme par exemple, le « manque à gagner » est évalué en multipliant le temps d’absence total par la contribution (par unité de temps et par personne) à la création de la marge ou de la valeur ajoutée. [1] En utilisant cette méthode, une étude de l’Institut Sapiens évalue ainsi en 2018 à 108 milliards d’Euros le coût de l’absentéisme en France.
Ce travail nécessite une collaboration étroite entre les Ressources Humaines, la Finance, et les managers. En effet, il est indispensable d’évaluer les retentissements concrets des perturbations dans les situations de travail. Et cela ne se lit pas dans les tableaux de chiffres, mais dans la réalité du terrain…
[1] Voir explication et exemple dans nos fiches pratiques
Le pilotage des coûts ne peut pas être dissocié de celui des risques.
En effet, dans le domaine RH, de nombreuses actions sont menées pour réduire les facteurs de risques : risques de pertes de compétences, risques liés à la sécurité et à la santé des salariés…La prévention est utile pour réduire ces fameux coûts "cachés", mais c'est aussi une obligation légale en ce qui concerne la santé et la sécurité (DUER : Document Unique d'Evaluation des Risques). Au delà du minimum exigible, il s'agit d'un investissement. Toutes ces actions de prévention ont un coût, mais nous l’avons vu…ces coûts ne sont pas si simples à analyser ou comparer.
Dès lors, la décision de faire ou de ne pas faire relève de la stratégie d’entreprise, voire de sa « raison d’être » sur le plan social, ou de sa mission (au sens de la loi Pacte). On peut prendre résolument le parti pris d’une bonne pratique sociale, « quoiqu’il en coûte », parce que c’est un choix stratégique délibéré.
On peut aussi moduler l’approche en fonction des facteurs de risque. Quels sont les risques que l’on accepte de prendre ? Et quels sont ceux qui sont inacceptables ? Cela nécessite d’appréhender à la fois la probabilité de survenue de ce risque , et son niveau de gravité, comme le montre le graphique ci-dessous. Mais là encore rien n’est simple.
En effet, la gravité ne se mesure pas que par les implications financières à court terme. Les dégâts peuvent être humains, sociétaux, environnementaux. Les impacts sur les parties prenantes doivent être appréciés et intégrés dans les analyses, et partagés entre les acteurs de l’entreprise. Les indicateurs ne sont pas toujours de nature monétaire dans cette appréciation.
Les choix de pilotage et de prévention des risques, au-delà des cas extrêmes qui font consensus (évènement probable et grave, évènement peu probable et bénin), nécessitent d’arbitrer dans des zones « grises » (voir le graphique), où les appréciations sont subjectives et très dépendantes de la gouvernance, de la personnalité des décideurs, du contexte. Quel risque accepte-t-on de prendre ? Combien est-on prêt à payer pour éviter tel ou tel risque ?
Il faut noter que la prise en compte des risques est une obligation[1] dans la déclaration de performance extra-financière (DPEF) et qu’elle doit être publiée dans les rapports de gestion. Les risques sociaux doivent ainsi être explicités, ainsi que les politiques appliquées pour les réduire, les procédures de diligence et les KPI associés…
Le coût à court terme ne peut donc pas toujours être le facteur déterminant pour décider de l’opportunité d’une action. Il faut être capable de mesurer l’impact de celle-ci , son ROI, en intégrant des critères à la fois qualitatifs et quantitatifs.
[1] Pour les sociétés cotées, et pour les non cotées selon la taille et la forme juridique - Code du Commerce. Articles L 225-102-1 et L225-105
A ce stade, on comprend que la vision strictement monétaire du ROI dans le domaine social est difficile à établir.
On peut bien sûr tenter de calculer sur la durée d’un projet (et avec toutes les difficultés d’évaluation que nous avons évoquées précédemment…) :
Mais cette mesure sera approximative, et simpliste. Si on a modélisé un calcul des coûts de dysfonctionnement, ou des coûts attachés aux risques, cela pourra aider…mais ne sera pas suffisant.
Il faut donc dialoguer (Finance, RH et managers) pour mettre en place des critères d’évaluation financiers, des critères quantitatifs, mais aussi des critères qualitatifs : développement des compétences, développement durable, sécurité, amélioration de la qualité des produits ou des services… Autant d’éléments et d’indicateurs qui doivent être adaptés au contexte de chaque entreprise, à sa ligne stratégique, et à chaque projet. On pourra s’inspirer par exemple des travaux sur l’évaluation de la formation[1], ou des grilles proposées par certains secteurs professionnels[2].
Tout l’enjeu est de valoriser le capital immatériel[3] de l’entreprise, le capital humain : ce supplément de valeur (le « goodwill » pour les financiers) qui intègre la capacité des équipes à assurer la pérennité, le développement et la profitabilité future de l’entreprise, tout en optimisant l’impact sur les parties prenantes externes (la société, l’environnement…).
Le ROI n’est donc pas qu’une question technique. Il suppose une vision stratégique et transversale, et la création de valeur sur le long terme : valeur financière mais aussi sociale, sociétale, environnementale. Quels choix ont été faits sur ces dimensions, et est-ce que nos actions permettent d’atteindre nos objectifs ?
[1] Travaux de Kirkpatrick
[2] Méthode d’evaluation de l’OPPBTP. Organisme Professionnel de Préventiondu Bâtiment et des Travaux Publics. « Une approche économique de la prévention ».
[3] Voir les travaux de l’Observatoire de l’Immatériel et le Thésaurus Bercy : « Référentiel français de la mesure de la valeur financière et extra-financière des entreprises ».