La crise sanitaire a accéléré le déploiement du télétravail. Depuis le confinement du printemps 2020 qui a précipité un tiers de la population active en travail à distance depuis le domicile[1], les études , enquêtes et avis d’experts sur le sujet se bousculent[2]. De nombreuses entreprises ont entrepris des négociations sur le sujet, et construisent des modes d’organisation du travail qui pourront perdurer au-delà de l’épidémie. Nous ne reprendrons pas ce débat qui intègre de très nombreuses dimensions : les différentes approches du management, la santé au travail, l’esprit d’équipe et les collectifs de travail, les questions de gestion des locaux, la productivité, la sécurité, les aspirations des salariés quant à l’équilibre vie professionnelle-vie privée … Ces derniers sont eux-mêmes partagés : certains, notamment les plus jeunes, préfèrent travailler sur le site de l’entreprise, quand d’autres, traumatisés par la pandémie et anxieux de reprendre les transports, ne veulent plus quitter leur domicile (le « syndrome de la cabane »…) ! Il faut reconnaître que le basculement à marche forcée en télétravail a précipité bien des réorganisations notamment sur les aspects numériques, et que des modalités de travail qui semblaient lointaines, voire inaccessibles, ont finalement fonctionné.
Inutile de prolonger donc ce débat des « pour » et des « contre », nécessitant de bien mesurer les enjeux, et d’accompagner le développement des compétences et le management. Intéressons nous à la question : quels sont les postes et métiers pour lesquels il peut y avoir débat justement, ceux pour lesquels un arbitrage peut être fait entre télétravail et travail sur site ?
On estime aujourd’hui qu’au moins 4 emplois salariés sur 10 peuvent être exercés à distance (Ministère du Travail). Comment les identifier ? L’ANACT[3] propose de raisonner « activité », plutôt que « poste de travail ». En effet, pour un même poste , certaines activités nécessitent d’être sur site, alors que d’autres (back office, mise à jour des dossiers, reporting…) peuvent s’effectuer en télétravail. Cela est vrai dans beaucoup de métiers, y compris ceux traditionnellement considérés comme « non télétravaillables », et pour lesquels pourtant une partie du temps pourrait être à distance (parmi les métiers cités : responsable de la maintenance, et même...infirmier !).
Ainsi, la méthode proposée par l’ANACT consiste à lister pour un poste de travail donné toutes les activités et à analyser :
Cette méthode permettra ainsi d’arbitrer et de fournir une base de discussion objective sur la répartition du temps entre « sur site » et en « télétravail ».
Que penser de cette proposition ?
Elle a le mérite de rationnaliser les discussions et de permettre de lister des éléments factuels, en appréciant les risques, les enjeux, et les conditions d’application.
On peut noter du reste que cette approche n’est pas radicalement nouvelle. Elle est couramment utilisée en analyse de pratiques lorsqu’on cherche à travailler sur les compétences professionnelles, dans une démarche réflexive sur les activités accomplies : « ce que je fais mais dont je ne parle pas, ce que j’aimerais faire mais que je n’arrive pas à faire, ce que je fais mais que je préfèrerais éviter…ect… ».
Dans un autre registre, la méthode de coûts de gestion ABC est également basée sur une analyse des processus et des activités du travail : on décortique activité par activité les facteurs générateurs de coûts (les inducteurs), dans un but d’analyse mais aussi de réingéniering de l’organisation du travail. Concept déjà également abordé en contrôle de gestion dans la méthode du BBZ (Budget Base Zéro).
C’est donc une approche classique et objective a priori (ou présentée comme objective, même si comme toute méthode de gestion, elle peut être biaisée ou détournée).
Toutefois, il me semble qu’elle repose sur une vision du travail relativement statique, à savoir des activités stables et pérennes dans le temps, ce que démentent les évolutions actuelles du monde. D’une certaine façon, on semble chercher à faire rentrer des activités préexistantes dans des cases selon le format horaire souhaité par les acteurs (les salariés et leur managers), sans s’interroger sur le pourquoi de ces activités et sur les objectifs poursuivis. Lorsqu’on n’a pas le choix (distanciel obligatoire avec la pandémie), on voit bien que certaines activités n’ont plus de raison d’être et qu’on s’en passe très bien. Ou alors…que le métier change radicalement et nécessite de (presque) tout réinventer en matière de savoir faire, comme dans la formation et l’enseignement par exemple.
Donc…faut-il organiser le temps de travail en fonction des activités « télétravaillables ou non », ou faut-il réorganiser les activités en fonction du choix de temps de travail ? Les outils doivent-ils conditionner l’organisation du travail ? Dans un cas comme dans l’autre c’est l’objectif et le sens du métier qui est à considérer en priorité : comment concilier les attentes du client (interne ou externe) avec l’organisation concrète et opérationnelle du travail, le management, et les aspirations des salariés ? Les activités actuelles sont-elles toujours adaptées au besoin ? C’est l’occasion de s’interroger sur les priorités et d’ouvrir un espace de discussion.
Comment souvent, on se précipite sur la question du comment, ou lieu de se poser la question du pourquoi et du sens. Une colonne à rajouter dans le tableau peut-être…
[1] INSEE : 34% des personnes en emploi entre le 17 mars et le 11 mai 2020 ont télétravaillé (58% des cadres et 20% des employés). En ce qui concerne les salariés, le taux approcherait plutôt les 50%
[2] Par exemple une synthèse sur le télétravail: Le Comptoir de la nouvelle entreprise – Malakoff Mederic – Septembre 2020 - Le télétravail : conditions de son développement - Analyse de 4 années d’études - Septembre 2020
[3] Agence Nationale pour les Conditions de Travail : https://www.anact.fr/coronavirus-reperer-les-activites-teletravaillables