Ce n’est pas un conte de Noël, mais c’est une de mes lectures les plus marquantes de cette année 2020, un ouvrage que j’ai découvert un an après sa parution, et qui a valu plusieurs prix littéraires à son auteur. « A la ligne, feuillets d’usine » de Joseph Ponthus est un long poème haletant, sans ponctuation, qui raconte le travail à la chaîne (pardon…à « la ligne ») dans l’industrie agroalimentaire bretonne. L’emballage des crevettes, l’égouttage du tofou ou les carcasses de l’abattoir, rien ne nous est épargné, les mots sont bruts et subtils à la fois, et valent mille images. C’est le travail physique, sa pénibilité, les gestes décrits avec une précision absolue, les heures longues, la nuit, la souffrance du corps, mais aussi la solidarité, les rêves et les échappées du mental. Car l’auteur a eu une autre vie, c’est un intellectuel et un littéraire qui échappe à l’aliénation en se projetant dans l’univers des poètes et des écrivains. Tandis que l’horloge tourne lentement, il convoque Apollinaire, Aragon, Dumas, Barbara, Trenet et chante dans sa tête. L’usine, les machines et les bêtes mortes deviennent le théatre de champs de batailles imaginaires, issues des récits littéraires, et dont il devient un acteur à son corps défendant.
J’ai tout lu d’une traite, emportée par le rythme et la marée. Par delà la beauté littéraire du texte (auquel de nombreux hommages ont été rendus par des critiques autrement plus légitimes que moi)… ce livre a fait écho à une expérience personnelle lointaine. Il y a très longtemps, un « stage ouvrier » m’a donné l’occasion de travailler à la chaîne pendant quelques longues semaines. Ce fut juste une parenthèse, mais ça m’a marquée pour la vie. J’ai retrouvé dans le livre de J.Ponthus les sensations, les bruits (mais sans les odeurs…c’était dans la pharmacie !), le rapport au temps et à l’imaginaire. Je me souviens que quelques mois plus tard, alors que je passais un entretien de concours d’entrée dans une école, les membres du jury me demandaient ce que j’avais retiré de cette expérience. Tandis qu’ils cherchaient à m’entraîner sur le terrain de la valorisation et de l’enrichissement des tâches et sur celui de la polyvalence, dans la grande naïveté et l’ignorance de mes 20 ans je leur répondis : « De toute façon vous pouvez faire tout ce que vous voulez, ce travail est abrutissant. Le fait de rester des heures sur un même poste permet au moins de penser à autre chose et de rêver. Changer de poste et de mouvement demande de se concentrer à nouveau, c’est beaucoup plus fatigant, et pas plus intéressant». J’ai vite compris à leur visage interloqué et consterné que ce n’était pas la bonne réponse, du moins pas celle qu’ils attendaient !
Mon propos serait plus nuancé aujourd’hui, mais j’ai gardé de cette époque un vif intérêt pour la réalité concrète du travail. Je la recherche à la fois dans mes missions professionnelles, et dans mes lectures « loisirs »[1].
Et si j’évoque ces questions, c’est qu’elles me semblent complètement reliées au sujet qui nous intéresse dans ce site web. Comment peut-on parler de « ressources humaines », sans avoir une vision concrète des métiers et de l’expérience humaine qui se cache derrière les chiffres ? La profusion des données et des KPI ne permet que de poser des hypothèses sur l’histoire, sur les évènements, sur les personnes réelles. Pour comprendre les chiffres et leur donner du sens, pour aller au-delà des préjugés et du « prêt à penser », il me semble important d’aller sur le terrain voir les personnes qui travaillent, de leur parler, voire de travailler un peu à leurs côtés quand c’est possible.
Les métiers changent, les outils de production de données aussi. Pour comprendre les évolutions, pour mieux saisir les risques et les enjeux, et pour donner du sens à leur propre mission… les professionnels de la donnée sociale ont tout à gagner à se rapprocher de la réalité du travail de leur univers d’entreprise. Sans oublier de lire de la bonne littérature, mais pour le plaisir…
[1] Romans classiques ou contemporains, mais aussi enquêtes de sociologues ou de journalistes immergés dans des univers d’entreprises diversifiés. Par exemple : Florence Aubenas (« Le quai de Ouistreham »), Elsa Fayner (« Et pourtant je me suis levée tôt »), Nicolas Jounin (« Chantier interdit au public ») …