Le débat actuel sur le télétravail augure-t-il d’un nouveau contrat social ? Un regard sur l’histoire peut être utile pour nourrir notre réflexion.
De passage à Cholet , j’ai visité le Musée du Textile et de la Mode. Témoignage d’une époque où l’industrie textile était florissante en France, avant l’invasion du low-cost asiatique. Les beaux bâtiments de brique éveillent la nostalgie, les extérieurs sont aujourd’hui un jardin où on se promène, mais nous rappellent que la pelouse était autrefois destinée à l’étendage et au séchage des toiles, et que les fleurs étaient cultivées pour fabriquer des teintures de couleur. On frémit devant les machines à tisser, impressionnantes par leur taille et leur mécanique, et devant les cuves de teinture. Le visiteur parcourt des salles bien restaurées, propres et lumineuses, mais la documentation du musée nous rappelle que le travail était difficile, pénible et souvent dangereux.
Je tombe en arrêt devant la photographie d’une maison de tisserands. Avant la production de masse, de nombreux ouvriers travaillaient depuis leur domicile, ce qui pour nombre d’entre eux complétait - un peu- les maigres revenus tirés de l’agriculture. Ils travaillaient sur des métiers à bras installés dans la cave de leur maison. Comme je loge temporairement dans une de ces maisons, coquettement restaurée, le sujet m’interpelle : à l’heure où le débat sur le télétravail fait rage, cette simple photo nous rappelle que la porosité entre le champ professionnel et la vie personnelle ou familiale n’a rien d’une nouveauté, et concerne depuis des siècles une bonne partie de l’humanité au travail.
Curieuse d’en apprendre un peu plus, je repars du musée avec le livre de l’historien J-J Chevalier[1] : Bleus, rouges, blancs – Histoire du mouvement ouvrier choletais(1870 -1914). Essentiellement consacré à l’histoire des luttes collectives, l’ouvrage cite des écrits de l’époque, permettant d’illustrer les conditions de vie de ces « travailleurs à domicile ». Extraits choisis
Certains en ont une vision idyllique :
En 1845 : « Le tisserand de la fabrique de Cholet travaille chez lui à la pièce, dans des petites maisons aérées, saines, ayant un petit jardin devant la porte. Il ne voit le fabricant, son patron, que lorsqu’il va chercher ou rendre sa pièce. Il est sobre, moral, religieux, a son franc-parler, se lève, travaille, se repose, se couche aux heures qui lui conviennent, partant : nul homme ne vit plus librement ». (Millet de la Turtaudière, 1845)
Quelques années plus tard, d’autres dressent un tableau beaucoup plus sombre, et probablement plus réaliste :
"Ce bourg boueux, avec ses maisons basses et grises dont les soupiraux de caves , béants et noirs laissent échapper sans cesse les claquements de castagnettes des navettes affairées et les coups sourds des balanciers serrant la toile, me produisit un étrange effet. Les rares gens que nous rencontrions étaient revêtus de droguet et bleu foncé de la tête aux pieds. Cette teinte sombre, répandue sur leurs vêtements, leurs sabots, leurs visages, et surtout leurs mains, provenait des écheveaux servant au tissage des toiles à blouse." (Arthur Morin, 1872)
" Les conditions d’hygiène de ces milliers de malheureux sont déplorables. Le travail dans les caves est terrible, et mortel , surtout depuis l’entrée de l’automne, jusqu’en avril, où le ciel est gris et où il faut tisser à la lueur fragile d’une petite lampe fumeuse accrochée au -dessus du métier, et dont l’entretien représente une dépense dont il faut encore défalquer le montant sur un salaire dérisoire." (« Le Cri du peuple » 26 septembre 1887).
Ces modes d’organisation du travail ont longtemps été très répandus[2] en France, dans de nombreuses régions, en particulier dans les industries textiles, maroquinières, horlogères (les horlogers du Jura). Cela apportait des compléments de revenus à des familles rurales et s’inscrivait dans des choix stratégiques des entreprises industrielles : processus de fabrication et technologies, cycles des marchés, arbitrages sur les investissements, coût du travail…Cette histoire a été jalonnée de revendications diverses et de luttes sociales et politiques, qui ont abouti à la construction de notre droit du travail et à notre protection sociale. La production de masse et la mondialisation ont eu raison de cette « protoindustrie » en France, mais celle-ci existe encore dans de nombreux pays [3] (tout particulièrement en Asie, dans l’habillement et l’électronique) et s’est encore développée avec la crise Covid.
Quel lien avec le télétravail d’aujourd’hui ? Le télétravail ne représente pas l’intégralité des « travailleurs à domicile ». L’Organisation Internationale du Travail englobe dans ses statistiques à la fois les travailleurs indépendants et les salariés, et en distingue trois catégories : le travail industriel à domicile (protoindustrie), le travail à domicile sur les plateformes numériques (l’industrie du clic ! La face cachée des réseaux sociaux et de l’entraînement des IA…), et enfin le télétravail se référant aux personnes utilisant les TIC à distance dans le cadre de leur emploi. C’est cette dernière catégorie qui a explosé lors des différents confinements, et qui fait l’objet de tant de débats et de négociations aujourd’hui.
Car le cadre ou l’employé télétravailleur de 2021 n’est pas le tisserand de 1890. Il apparaît comme un « privilégié » par rapport à ses collègues restés en « première ou seconde ligne », tout en restant protégé par le droit du travail, et sans crainte à court terme pour son revenu (en général supérieur au revenu moyen national). Inutile de revenir sur les arguments du pour ou contre le télétravail, sur les statistiques déjà abondamment diffusées , les analyses et études[4] très complètes à notre disposition. Tous les experts s’accordent pour dire qu’au-delà des outils, la pratique révolutionne les modes de management, de communication , d’organisation du travail, et interroge les pratiques RH au sens large, ainsi que les relations sociales. Le réaménagement des espaces de travail est à l’ordre du jour, les politiques urbaines ou de mobilité voient s’ouvrir de nouvelles perspectives.
Au passage…notons tout de même que certains éléments du débat actuel n’ont rien de nouveau. Ainsi la porosité des domaines de l’existence, entre le professionnel et la vie privée, ainsi que la difficulté accrue des femmes à concilier ces deux versants lorsqu’elles travaillent à domicile, sont des domaines déjà étudiés par les historiens et sociologues depuis des décennies (ainsi en 1980, Jean-Pierre Durand explorait déjà largement cette question dans : « Le travail à domicile en France aujourd’hui » ). Le lecteur appréciera la symétrie des situations dans les deux représentations …
Il me semble qu’un facteur supplémentaire est à l’œuvre : les mutations du contrat social. Ce terme est de plus en plus souvent évoqué, et même un peu galvaudé. Mais à mon sens, il est en général employé d’une manière un peu restrictive, limité au mode de management concernant une partie de la population salariée. Je ne suis pas juriste, mais lorsque je regarde la structure du Code du Travail, je constate que celui-ci n’aborde la question du travail que sous l’angle du salariat. Même si les salariés constituent la part la plus importante de la population active, des tensions de toutes parts bousculent la société : les frontières de l’entreprise sont poreuses (« entreprise élargie », thème que nous avons déjà évoqué), les clivages, revendications identitaires et disparités diverses déstabilisent le corps social, les enjeux climatiques sont anxiogènes et les nuages de la crise économique obscurcissent les perspectives et les projets … la recherche de sens ne peut plus être laissée sous silence. Le contrat social mis en place au fil des décennies garantissait jusqu’à présent au salarié une certaine protection : en échange d’un temps de travail défini mis à disposition de l’employeur, et d’une « exécution » du travail sous les directives de l’employeur (oui…soyons réalistes et honnêtes : même pour des emplois qualifiés ou très qualifiés !), le salarié bénéficie, en principe, d’une relative sécurité d’emploi, de revenus, de protection sociale.
Or avec la crise Covid, l’incertitude semble être devenue la norme : menace-t-elle la sécurité de tous ? Le télétravail a suscité des élans d’autonomie et de liberté qui s’accommodent mal de la mesure simpliste du temps de travail et d’un contrôle tatillon. Derrière les tensions actuelles sur la question du « retour au bureau », il y a la question du sens du travail, de nos modes de vie, et aussi celle du rapport avec l’entreprise : je donne quoi, pour avoir quoi en échange ? Cette question n’est pas nouvelle, mais elle a pris du relief et est étalée au grand jour. Elle peut s'entendre à la fois du côté des salariés, et du côté des employeurs. Pour les entreprises, il s’agit d’un enjeu fort. Pour les salariés, cela questionne le prix qu’ils donnent à leur « relative » sécurité versus liberté… Certaines tensions se font notamment sentir sur les rémunérations (voir « « Le télétravail peut-il exercer une pression à la baisse des salaires ? » , article tiré du dossier de la Fabrique de l’Industrie cité plus bas).
Difficile de prévoir ce qu’il va en sortir, et aucun expert du monde du travail ne se hasarde aujourd’hui à des formulations péremptoires. Tout au plus imagine-t-on un certain nombre de scenarii… Mais lorsque certains annoncent que le temps de travail dans une unicité de lieu ne doit plus être l’unité de mesure , et qu’il faut s’intéresser au contenu[5] du travail, voire à son résultat, je ne peux m’empêcher de penser au tisserand du 19ème siècle. Comme le précisent les auteurs, il y a là un champ considérable de futures négociations sociales…
En quoi cela concerne-t-il nos professionnels de la mesure sociale ? Pas de révolution technique immédiate, mais probablement la nécessité d’une vigilance accrue par rapport aux signaux faibles, au repérage des micro-évènements ou revendications qui pourraient passer de l’anecdotique à la tendance lourde… Analyser les chiffres, à la lumière des sciences sociales, participer aux espaces d’échanges et de dialogue sur les évolutions du travail, et distinguer les risques, mais aussi les opportunités à venir.
[5] Institut Sapiens – Pour un nouveau contrat social – Septembre 2020
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