Confinement saison 2. Alors que le ministère du Travail précise que « le télétravail n’est pas une option », la réalité semble bien différente dans les entreprises. Nous ne connaissons pas encore les chiffres, mais la fréquentation des transports parisiens est bien supérieure à celle du printemps (50% le matin du 2 novembre d’après la RATP contre 5% au printemps), et les dispositions des entreprises semblent être très variables, certaines « recommandant » à leurs salariés de venir sur site deux ou trois jours dans la semaine, notamment pour les activités nécessitant de la coordination.
Le sujet n’a pas fini de déchaîner les passions et de faire parler les experts de nombreuses disciplines. Nous avons déjà évoqué les implications sur le management et l’animation des collectifs de travail, les points de vigilance concernant la santé et les conditions de travail, et aussi dans notre dernier article la remise en question des pratiques et des activités. C’est tout un rapport au travail qui change et cela aura des impacts majeurs, certainement au-delà des frontières de l’entreprise, notamment sur l’immobilier, et les politiques urbaines.
Un autre point commence à émerger dans les discours : celui de la délocalisation des métiers de services. Certes, le sujet n’est pas nouveau. Depuis les années 2000, de nombreuses activités de services ont été délocalisées à l’international : centres d’appels, centres de services partagés (CSP paie ou comptabilité…). Mais ce n’est pas tout[1]. D’après l’OCDE, entre 2000 et 2015, la part des emplois de services susceptibles d’être délocalisés dans l’industrie serait passée de 8% à 18%. Une étude de Western Union prévoit que la valeur du commerce international des services augmentera d’un tiers d’ici à 2025 (c’est-à-dire…demain), notamment dans les services aux entreprises, les technologies de l’information et la finance. . "Les services sont en train de connaître ce que l'industrie a connu auparavant, c'est-à-dire une possibilité de fragmenter la chaîne de valeurs, de décomposer en morceaux les processus de production et les externaliser", nous dit El Mouhoub Mouhoud[2], spécialiste de la question.
Le numérique accroît la possibilité de transfert des informations et des services. La généralisation du télétravail pourrait bien accroître la tendance.
Les GAFA ont annoncé au printemps que le télétravail pourrait être généralisé au-delà de la période de la crise sanitaire : cela a des impacts sur les salariés et leurs conditions de vie, mais aussi sur les modalités de recrutement qui élargissent le champ des candidats potentiels. Pour des métiers en tension où les compétences sont rares, cela rend possible le recrutement de « talents » géographiquement éloignés. C’est à la fois une opportunité, et un risque, pour les uns et pour les autres.
Une enquête Korn Ferry ("Talent Shift") évaluait en 2018 qu'à l’horizon 2030, 85 millions d’emplois très qualifiés seraient ainsi non pourvus au niveau mondial. Evidemment, dans le contexte troublé que nous connaissons, les chiffres et les prévisions sont à considérer avec précaution ! Mais malgré tout, le déficit de compétences dans de nombreux domaines n'est pas remis en cause. Dans certains métiers, des candidats l’ont bien compris, et font du télétravail un critère de choix entre plusieurs emplois possibles, refusant des postes qui ne leur permettent pas de travailler à distance autant qu’ils le souhaitent. Un rapport de force risque de s’installer dans les deux sens, et dépendra de la rareté de la compétence disponible. En effet, si on peut travailler à distance 100% du temps lorsqu’on habite à 3 ou 30 kilomètres du site de l’entreprise, on le peut peut-être aussi à 3 000 ou 10 000 kilomètres. Un salarié en permanence à distance ne risque-t-il pas de n’être qu’une vignette virtuelle et dématérialisée sur l’écran de visioconférence ? Plus facilement remplaçable par un autre, moins cher à l’autre bout du monde, qu’une personne qu’on connaît et avec qui on a partagé des moments de vie (vie de bureau certes, mais vie réelle)… Bien sûr, le risque diffère selon la complexité des interactions du métier en question et les caractéristiques des compétences requises, plus ou moins techniques ou relationnelles. Mais la délocalisation actuelle d’emplois très qualifiés ( 80% des emplois supprimés par Nokia en France, et délocalisés, sont des postes d’ingénieurs en R&D) confirme que le terrain de jeu est devenu mondial, pour tous. Paradoxe dans une période où la crise sanitaire ferme les frontières et les voyages.
Quant aux emplois de services à bas niveau de qualification, ou à niveau de qualification intermédiaire (le cas de nombreux emplois administratifs) qui peuvent s’exercer à distance…n’y a t-il pas un risque (ou une chance ?) que le phénomène du télétravail accélère les processus d’automatisation et de robotisation en cours pour les tâches à faible valeur ajoutée ?
Ce phénomène du télétravail a donc des implications sur des dimensions très variées, que nous n’avons pas fini de découvrir et d’investiguer. Dans une période de récession économique et de tension sur les trésoreries, il sera également intéressant de voir comment les entreprises articuleront dans les faits les contraintes financières avec les aspirations des salariés et avec leur politique RSE.
[1] Le Monde 27 octobre 2020 ; « La délocalisation des services s’accélère, la pandémie de Covid amplifie un mouvement de fond ».
[2] Mouhoud El Mouhoub ; « Mondialisation et délocalisation des entreprises » ; La Découverte