Les indicateurs et KPI ont en général comme objectif l’amélioration de la performance. Les acteurs, décideurs ou managers vont orienter leurs actions dans le sens qui optimise l’indicateur, en particulier si cet indicateur contribue à l’évaluation de leur propre performance.
Or parfois, en croyant bien faire... on dégrade la performance de l’organisation au lieu de l’améliorer ! [1]
Petite histoire vécue récemment pour illustrer ce point.
Une entreprise souhaite former plusieurs dizaines de salariés de ses services supports à la communication sur les données chiffrées : communication visuelle, orale, écrite...Cette compétence est une valeur montante dans la panoplie des « soft skills » et de très nombreux professionnels du chiffre gagneraient à progresser sur cette dimension : le contrôle de gestion et les services financiers bien sûr, mais aussi le marketing ou les services RH (et oui...il y a des chiffres en ressources humaines !).
Cette entreprise décide donc d’investir dans ce domaine, ce qui est remarquable d’une certaine manière. Et elle y met les moyens, en souscrivant à un panel complet de formations en ligne sur ces sujets, qu’elle désire compléter par des actions de formation ciblées, en groupe et avec un formateur. Evidemment...quand on parle de communication, on ne peut pas se contenter d’un module de elearning sur étagère : il faut un minimum d’interactivité et de mise en pratique. Difficile à réaliser quand on est tout seul derrière son écran, même si le module en ligne est bien conçu.
Je suis donc contactée pour assurer cette formation : ça tombe bien, c’est justement dans mon périmètre ! J’explique alors le déroulé pédagogique de mes ateliers, les contenus, la méthode, les exercices et mises en situations. Tout cela paraît séduire la responsable formation et il me semble que nous allons pouvoir travailler ensemble avec bonheur. Ce projet est intéressant car il associe des professionnels de différents métiers, dans un réel souci de transversalité.
Sauf que la crise sanitaire aidant...toutes les formations sont à présent à distance, en visio-conférence. Il est tout à fait possible d’organiser ainsi ce programme, mais il faut adapter le format : des séquences plus courtes et répétées, des groupes de petite taille, et une préparation rigoureuse des phases d’interactivité. En particulier sur cette thématique de communication qui ne se prête pas à un cours magistral ou à un format « conférence ».
Et là, ça se gâte... Dans le schéma imaginé par les responsables de ce projet, les sessions seraient organisées par groupes de 15 personnes, sur deux journées entières séparées : la première réservée à l’apport de connaissances, la deuxième à la mise en pratique. Cette approche ne m’inspire pas du tout, et j’explique à mes interlocutrices qu’avec des durées si longues et des groupes aussi importants sur cette thématique, on risquait de perdre en route de nombreux participants, et qu’il ne me serait pas possible de m’adapter au contexte de chacun. Habituellement, les journées que j’anime en présentiel sur ce sujet rassemblent moins de dix personnes et elles sont très actives et participatives. A quinze et en distanciel... je ne voyais pas trop comment maintenir la même qualité pédagogique (surtout sur ce thème, ça aurait été plus facile sur un sujet technique).
Je propose donc un scénario différent :
J’avais fait mes calculs pour que globalement, le budget soit identique : des durées plus courtes et des groupes plus petits, mais un temps de travail global identique pour moi avec les stagiaires : 2 jours en tout (14 heures).
Et là...problème ! Car les participants eux travaillent tout autant (et même plus) que dans le premier scénario imaginé, mais ils ne passent chacun en présence du formateur que 8 heures (au lieu de 14). Le service formation a rapidement compris que son KPI : « nombre d’heures de formation par salarié » serait dégradé par ma proposition ! Le quantitatif est préféré au qualitatif : il est aussi plus facile à mesurer... Ainsi, les heures de travail autonome des groupes n’étaient pas prises en compte, ni le fait que l’accompagnement proposé aurait été presque individualisé.
Bien sûr, cela ne m’a pas été dit de cette façon. Mais j’ai vu tout de suite que mon interlocutrice cherchait à faire ce calcul, et son attitude s’est modifiée après cette prise de conscience. Voilà comment les indicateurs vont orienter parfois la décision, au détriment de la qualité et de la performance au final...
Bien sûr, le lecteur peut me trouver prétentieuse ou peu flexible et il a peut-être raison ! Je suis sûre que l’entreprise a finalement trouvé le prestataire qui accepte de travailler sur le format imaginé. C’est tant mieux pour l’indicateur, pas forcément pour les participants (il faudra tirer le bilan après). Mais là n’est pas la question, et nous n’en débattrons pas davantage : ma perception des choses n’engage que moi.
La morale de cette histoire, c’est qu’il est toujours important de s’interroger sur les comportements que génèrent les KPI et les indicateurs, et sur les effets délétères qu’ils ont dans certains cas sur les organisations, sur les salariés, et sur la performance en général. Quels sont les impacts inattendus et parfois indésirables de l’indicateur sur les situations de travail et sur les prises de décision ? Heureusement, il peut aussi parfois y avoir de bonnes surprises. Mais dans tous les cas, le système de mesure de la performance gagne ainsi à être régulièrement audité sur le terrain.