Lorsque l’on veut convaincre, on trouve toujours un chiffre pour appuyer son argumentation.
L’épidémie de Covid 19 a généré une avalanche de statistiques, d’études et de commentaires dans tous les domaines d’expertise. Pour des professionnels du chiffre, des données sociales et de la santé au travail, il y a là un terrain d’observation et de questionnement passionnant sur le plan méthodologique.
Dans un article du journal Le Monde du 23/05/2020, la sociologue Dominique Méda évoque les très forts taux de mortalité en Seine Saint-Denis (+ 123 % de décès en plus sur mars avril entre 2019 et 2020 – Source INSEE[1]). Dans la foulée, elle prend la défense des travailleurs de première ligne, ceux qui ont affronté des conditions très difficiles pour faire tourner le pays, pendant qu’une grande partie des salariés se calfeutraient en confinement. Ces « key workers » auraient été plus vulnérables par rapport au virus : leurs conditions de travail, leur statut précaire, liés à un contexte de vie difficile (logement, transports...) pourraient expliquer le fort taux de mortalité constaté dans le département.
Elle s’appuie sur cela sur l’étude britannique menée par l’ONS[2] pendant la période : cette étude a étudié les taux de mortalité par profession et a observé que les taux les plus élevés concernaient les travailleurs des métiers du soin à la personne, mais hors médecins et infirmières...ce qui pourrait sembler corroborer l’impact de la précarité sociale dans la vulnérabilité face au virus.
Peut-on en conclure pour autant que ces métiers de « première ligne » ont été impactés plus sérieusement et plus gravement que les autres par le virus ?
Ces chiffres ne permettent pas de le démontrer pour l’instant. En effet, plusieurs éléments incitent à la prudence.
Bref, notre seule certitude à ce jour est que nous ignorons encore beaucoup de choses. Les études ne sont pas terminées, l’épidémie n’a peut-être pas dit son dernier mot, et nous pouvons espérer développer notre compréhension du phénomène dans les mois qui viennent.
La question n’est pas de discuter la légitimité du combat de D.Meda pour la défense des salariés fragiles et pour la réduction des inégalités dans les conditions de travail. En revanche, l’utilisation des chiffres destinés à défendre cette cause mérite de la prudence. En conclusion : toujours se demander ce que les chiffres ne disent pas, et quel est l’objectif de celui qui vous présente une statistique comme moyen de preuve !
[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4500439?sommaire=4487854
[2] Office for National Statistics . Coronavirus (COVID-19) related deaths by occupation, England and Wales : deaths
registered up to and including 20 April 2020.
[3] Insee - « Echantillon démographique permanent ». Mesures 2009-2013
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383438
[4] INSEE https://www.insee.fr/fr/statistiques/2012717